La génèse d'Internet
Au début, il y avait UNIX. Enfin, pas exactement. Au début, il y
avait le Néant. Il y en a qui disent qu'entre Néant et UNIX, les
ordinateurs savaient déjà parler, qu'ils étaient bien élevés, qu'ils
ne parlaient qu'entre individus de même marque. Mais comme les temps
historiques commencent avec UNIX, cela se passait donc dans le temps
pré-historique. Par exemple, en l'an 1970 avant UNIX est né un certain
individu répondant au nom de Jésus. Ou si vous préférez, Jésus est né
en -1970.
Mais les temps négatifs causent toutes sortes d'ennuis, comme
des vitesses imaginaires, des masses négatives, une attraction
répulsive, enfin vous voyez le genre, on ne peut pas tolérer ça. Donc,
nous considèrerons que la préhistoire n'est qu'une fable, et Jésus un
imposteur.
Au début disions-nous, Dieu, qu'on appelait à ce moment (allez donc savoir pourquoi)
Eille-Ti-Ti, Dieu donc contemplait UNIX et le trouvait plutot joli. Un peu difforme, mais
joli. Les hommes n'étaient pas tous de cet avis. Il y en a qui trouvaient UNIX inutile, mal
foutu, voire carrément immoral. Parmi ces derniers, certains disaient qu'un truc qu'on ne
peut pas vendre ça ne sert à rien, ça fait du Chiffre d'Affaire en moins, du chômage en
plus, que c'était une invention du Diable, et qu'il finirait en Enfer, le lieu des sept
péchés capitaux, parce que les octets n'y ont que sept bits.
D'autres n'étaient pas du tout d'accord. Ils prétendaient qu'UNIX, c'était une bonne idée,
plutôt rigolotte. D'ailleurs, ils s'amusaient comme des fous. Un de leurs jeux préférés
s'appelait You-Hou-Cipi, que ces feignants écrivaient UUCP. UUCP prenait des octets ici, à
Stanford, et hop... ils se retrouvaient là-bas à Berkeley. Lorsqu'une machine UNIX veut
parler à une autre machine UNIX, elle l'appelle au téléphone et lui dit "You-Hou c'est moi,
j'ai des colis pour toi" et l'autre répond "Merci, ça tombe bien j'en ai aussi pour toi",
elles échangent leurs petit colis et elles raccrochent.
Avec UUCP, on pouvait envoyer toutes sortes de choses: des bonbons, des chocolats et même
des fichiers. Les informaticiens sont de grands enfants et faire tourner les octets autour
de la planète est un de leurs jeux préférés. Ils écrivaient des logiciels amusants, qui ne
servaient à rien, à la grande colère de leurs patrons. Par exemple, MAIL permettait
d'envoyer du courrier aux copains. Chacun avait son adresse MAIL et il suffisait de la
mettre dans le "To" pour que le message lui parvienne. Tout le monde pouvait envoyer des
nouvelles, savoir quel temps il faisait là-bas, si la famille se portait bien, et à quelle
heure partait l'avion pour Tombouctou. Bien sûr, c'était complètement inutile mais comme on
avait besoin des informaticiens pour éditer les fiches de paye, on les laissait faire.
Ainsi est né l'e-mail.
Quand quelqu'un avait une idée géniale, par exemple comment beurrer une biscotte sans la
casser, il la tapait sur son ordinateur et hop... les copains en profitaient. Mais ils
avaient beaucoup de copains et il fallait mettre tous leurs noms dans le "To", c'était vite
fatiguant. Ce qui aurait été plus marrant, c'était un logiciel qui prenait la recette des
biscottes et hop... la diffusait automatiquement à tous les copains dans le monde entier.
Ca, oui, c'était une idée vraiment rigolotte.
Alors ils s'enfermèrent dans leurs salles climatisées. Les patrons frappaient à la porte,
mais ils s'en fichaient parce qu'ils savaient qu'à la fin du mois, on aurait besoin d'eux
pour éditer la fiche de paye des patrons. Ils construisirent un nouveau logiciel, qu'ils
baptisèrent NEWS. NEWS était bien plus rigolo que MAIL. On tapait la recette des biscottes
sur son clavier, et hop... tout le monde avait la recette des biscottes. Pas seulement
Stanford et Berkeley, mais aussi Tokyo, Sidney et Issy-les-Moulineaux.
Comme ça faisait beaucoup de messages à lire tous les jours, des millions de messages, on
convint très vite que les recettes pour beurrer les biscottes seraient envoyés dans un
groupe spécial nommé loisirs.cuisines.biscottes, les horaires d'avions dans
transport.aéroplanes.horaires. Mais pas les recettes pour construire l'avion, qui iraient
dans ingéniérie.machines-volantes, pas plus que les informations touristiques sur Tombouctou
qui, elles, iraient dans tourisme.exotisme.tombouctou. Comme ça, tout le monde était content
et ne lisait que les nouvelles qui l'intéressait.
Ainsi est né Usenet.
Mais UUCP était un peu feignant. Il attendait que les paquets s'amoncellent dans son petit
panier, puis quand le panier était plein, il appelait le voisin pour lui transmettre. Comme
le voisin en faisait autant, ainsi que le voisin du voisin, le voisin du voisin du voisin,
etc etc... un colis partant de Berkeley pour Tombouctou pouvait arriver quelques jours plus
tard, en tous cas bien après l'avion direct Berkeley-Tombouctou. Ce qui était gênant car on
ratait l'avion.
Alors, les informaticiens s'enfermèrent à nouveau dans leurs salles climatisées, avec
beaucoup de hamburgers et de Coca-Cola (tm), et créèrent TCP/IP. TCP/IP, c'était la langue
universelle qui permet à tous les ordinateurs de causer en temps-réel. TCP était beaucoup
plus rapide que UUCP. Quand la recette pour la biscotte partait, disons, à huit heures du
matin, elle arrivait à huit heures dix chez les copains, pile pour le petit déjeuner. Et les
horaires d'avion arrivaient avant l'avion, ce qui était un net progrès.
Ainsi est né Internet.
Internet était tellement drôle qu'il resta leur jeu préféré pendant vingt ans. Mais les
choses changeaient, les banques tournaient en automatique, les fiches de paye sortaient
toute seules, et les patrons commençaient à faire les gros yeux. Plus question de jouer,
disaient-ils. Maintenant, il faut "fèrdufric". Mais comment fèrdufric quand on ne sait que
fabriquer des jouets?
C'est alors que quelqu'un se dit : "on va vendre Internet. Comme ça on va fèrdufric tout en
continuant à jouer". Les patrons acquiescèrent, ne voyant pas qu'on se payait leur tête. On
habilla donc Internet pour qu'il soit présentable, on lui mit des baskets neuves (les
anciennes étaient un peu crades), et une cravate parce que ça fait sérieux. On rameuta les
journalistes et on leur fit croire que c'était un nouveau truc, que ça s'appelait "Cyber",
que ça allait créer des emplois, changer la société, rendre l'homme plus heureux, et surtout
fèrdufric.
Les journaliste, qui croient souvent tout ce qu'on leur dit, mirent Cyber à toutes les
sauces. C'était un vrai déluge. Cyber pas ici. Cyber par là. Cyber à chaque coin de rue. Les
informaticiens commençaient à entrevoir la bêtise qu'ils avaient faite, et Cyber leur
donnait la nausée. Mais c'était trop tard! Tout le monde voulait du Cyber: les patrons, les
étudiants, les ménagères de moins de 50 ans, les coiffeurs, les garçons de café, et même les
généraux en retraite.
C'est là que les choses commencèrent à se gâter, parce qu'évidemment sur Internet, on ne se
contentait pas d'échanger des recettes de biscottes mais (vous connaissez la nature humaine)
on s'envoyait aussi des photos cochonnes. Lorsqu'un général en retraite ou un même un garçon
de café un peu coincé trouvait une femme à poil entre les recettes de biscottes (ou un homme
à poil, mais c'est un autre sujet), il hurlait que c'était un scandale, qu'Internet était un
repaire de débauchés, de pornographes, il ajoutait de pédophiles et de terroristes pour
faire bon poids, et il ameutait les journalistes.
Sur ce, les politiciens, qui découvraient Internet, poussèrent des cris horrifiés. Ils
disaient que ce n'était pas tolérable, que les enfants ne devaient pas voir de femmes à poil
(pour les hommes à poil, on verrait plus tard), qu'il fallait faire quelque chose et que ça
n'allait pas se passer comme ça! Comme ils ne savaient faire que deux choses, interdire et
prendredupognon, ils décidèrent d'interdire ces cochonneries.
On essaya de leur expliquer que, oui, on pouvait faire comme ça, mais que ça posait des tas
de problèmes. Par exemple, si le serveur était à l'étranger et que les étrangers le
trouvaient pas si cochon que ça. Ou bien qu'on trouverait toujours un pays sympa pour le
déménager, un peu comme la Suisse ou le Panama étaient très sympas avec leurs comptes en
banque et leurs yatchs. Ou encore pire, si le serveur était à la fois partout et nulle part,
comme pour Usenet.
Là, ça devenait très dur pour eux. Ils avaient réalisé que, pendant qu'ils s'occupaient de
leurs comptes en banque et de leurs yatchs, la technologie les avait complètement dépassés,
que tout le monde pouvait communiquer avec tout le monde dans leur dos, qu'il n'y avait plus
d'autorité centrale. Bref, qu'ils s'étaient fait complètement dépasser sans voir venir le
coup (comme d'habitude?) et qu'ils allaient ramer sérieusement pour récupérer la gaffe.
Alors, ils firent ce que font tous les politiciens dans ce cas-là: ils nommèrent une
Commission. La Commission se réunit, laissa parler poliment tout le monde, les avocats, les
hommes d'affaire, les spécialistes. Même les gens concernés, ceux qui jouaient avec
Internet, étaient présents pour dire que ça commençait à bien faire toute cette hystérie,
que si c'était pour en arriver là, ils auraient mieux fait de se cuiter au Jack Daniels le
jour où ils avaient inventé l'Internet, que la prochaine fois ils diraient rien à personne
et ils garderaient leur jouet pour eux.
La Commission remercia tout le monde et déclara: "Voila, les utilisateurs d'Internet
s'engageront à ne pas faire de cochonneries". On lui demanda ce qu'elle entendait par
"cochonnerie", elle répondit que c'étaient des choses très graves comme, par exemple, poser
des bombes ou abuser des petits enfants, et aussi plein de choses moins graves mais graves
quand-même comme être grossier avec les vieilles dames, roter à table, péter au lit, mettre
la main aux fesses de la serveuse, ou accrocher des casseroles dans le dos des hommes
politiques.
Le Ministre remercia la Commission pour cette fulgurante avancée sociale. Les avocats se
frottaient les mains en perspective de tous ces beaux procès. Les vieilles dames étaient
rassurées. Bref, tout le monde était content, à l'exception de quelques irréductibles qui
disaient que ça posait un léger problème avec un détail dans la Constitution qu'on appellait
"liberté d'expression", qui autorisait à accrocher des casseroles dans le dos des hommes
politiques, ou à les affubler de toutes sortes d'objets au choix, entonnoirs, boules
puantes, fausses factures, comptes en Suisse, pianos à queue, bref tout ce qu'on voulait
pourvu que ce soit rigolo.
"Pas grave" leur répondit le Ministre, "vous représentez 1/360 de la population, on va donc
vous réserver un jour où vous pourrez faire ce que vous voudrez sur Internet et nous
accrocher toutes sortes de choses dans le dos, même des poissons, sauf des morues parce que
ça ne sent pas bon. On commence aujourd'hui".
C'est ainsi qu'est née la tradition du 1er Avril,
toujours très prisée sur Internet.
Sébastien Kirche